Homélie de la Solennité de la Toussaint 2019

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Bonjour, chers amis.

Cette année, le 1er Novembre tombe un vendredi, le premier vendredi du mois où nous honorons souvent le Cœur Sacré de Jésus, ce cœur qui a tant aimé les hommes, et qui a tant saigné pour eux.

En écoutant les béatitudes dans l’évangile de ce vendredi, vendredi nous rappelant justement notre salut sur la croix du calvaire, je me suis simplement permis de m’arrêter rien qu’à l’une d’entre elles : Heureux ceux qui pleurent ! – car ils seront consolés.

Comment dire à des gens qui pleurent, soit un échec, une maladie, un deuil, une infirmité : que vous êtes heureux ! – Comme si c’était une chance que de se retrouver dans de telles situations. C’est paradoxal, et insultant, à la limite. Mais nous comprenons mieux la béatitude, quand d’une part nous saisissons le terme ‘‘heureux’’ dans son sens originel qui n’est pas une constatation de bonheur mais un encouragement à aller de l’avant, sens que restitue André Chouraqui, dans sa traduction de la Bible, par ‘‘en marche’’, ‘‘tiens bon’’, comme pour dire à ceux qui pleurent : ne vous laissez pas décourager, ne changez pas de ligne de vie pour autant, ce temps de souffrance passera, tenez bon, ça ira ! Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. D’autre part, nous comprenons mieux cette béatitude en acceptant simplement le pleur comme un fait anthropologique. Henri Bergson remarquait que certains ont défini l’homme comme un animal qui rit, et qu’ils pourraient aussi le définir comme un animal dont on rit, et j’ajouterais, comme un animal qui pleure. Voyons bien de près quelques raisons.

Le premier langage de l’homme est le pleur, dès la naissance, aux tout premiers instants. Dans le 1er livre de ‘‘Émile’’, Rousseau le confirmait bien en ces termes : « Comme le premier état de l’homme est la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. » C’est d’autant plus évident que les médecins réclament ces pleurs comme signe de vie du nouveau-né, en le pinçant s’il ne dit rien. Heureux ceux qui pleurent – ils vivent donc…. Et quand on a grandi, on expérimente, en dehors des larmes de souffrances qui ont elles aussi leurs fonctions thérapeutiques, différentes sortes de larmes bienheureuses.

Il y a les larmes du pénitent qui regrette le passé coupable. On se rappelle les larmes de Saint Pierre après son reniement de son maître. L’écoulement des larmes du pénitent le conduit irrémédiablement, comme un ruisseau, à l’océan de la miséricorde divine où il est lavé, purifié, régénéré. Heureux ceux qui pleurent – ils seront pardonnés et renouvelés.

Il y a les larmes de compassion qui font de nos cœurs de pierre des cœurs de chair, sensibles à la douleur des autres. Je ne parle pas des larmes dites de crocodile, qui sont des larmes de fausses compassions dans une moquerie déguisée. Ici, l’on souffre véritablement avec, au point de pleurer avec. Dans ce contexte, le pleur a un effet contagieux qui exprime combien nous sommes humains et appartenons à une commune humanité. Heureux ceux qui pleurent – ils sont des êtres humains.

Il y a les larmes de faiblesse que nous versons en face de la cruauté de certains hommes qui pensent avoir du pouvoir et contre lesquels nous n’avons aucune autre force que de pleurer la misère de ceux qu’ils font souffrir. Les larmes de notre faiblesse en face de la dureté implacable du monde sans pitié. C’est vers ce monde que nous serons envoyés comme disciples du Christ. Heureux ceux qui pleurent – ils seront envoyés.

Il y a enfin, pour faire court, les larmes de joie, celles que nous versons en face de situations heureuses surprenantes. Comme pour dire que les larmes nous accompagnent partout, et font corps avec notre être-homme. Or la joie est un fait social. Un homme qui est seul et joyeux, n’est souvent pas normal. La joie se partage involontairement. Les larmes de joie constituent un beau spectacle fascinant qui attendrit les spectateurs. Heureux ceux qui pleurent – ils seront regardés.

En dehors cependant des larmes de joie, il faut reconnaitre qu’étant donné que tout homme en pleur offre un spectacle, toute larme s’accompagne de sa joie, c’est-à-dire du fruit de jouissance voulu par le besoin de pleurer, tout pleur comblant un besoin de verser de larmes.

En Janvier 2019, Francis Métivier a fait paraître un livre de 240 pages intitulé ‘‘La joie des larmes – Une philosophie des pleurs’’. Il y expose, entre autres, une dimension universelle de la condition humaine à l’origine des pleurs, à savoir la conscience de l’irréversibilité du temps qui passe, l’impossibilité de revenir en arrière pour refaire, mieux cette fois, son film, sa vie. Car notre faiblesse, c’est notre passé. Il faut le pleurer. En effet, pleurer, dit-il, constitue la preuve d’un double équilibre de l’humain : équilibre entre soi et soi-même, équilibre entre l’âme et le corps, équilibre entre soi et la société, équilibre entre le sentiment et la raison. « Mon corps est moi, ajoute-t-il. Pleurer est ma force. Je pleure parce que je suis une conscience. Il n’y a pas d’inconscient dans les larmes. Pleurer nous fait du bien, parce que cela nous aide à dépasser, en les sublimant, les raisons de nos peines. C’est l’un des comportements humains qui nous mène vers ce que nous avons de plus cher : la liberté et le bonheur. En effet, pleurer nous libère d’un poids, liquide en nous quelque chose de triste, un sentiment difficile, dur comme la pierre. Pleurer est une délivrance, un don spontané, un écoulement de l’âme au travers du corps qui accompagne nos impuretés affectives hors de nous et éclaircit nos idées noires. Pleurer est un médicament doux et naturel. Les mutations psychologiques et relationnelles de notre civilisation contemporaine se mesurent aussi à la façon dont pleurer a pu évoluer. Hier encore, il fallait retenir ses larmes pour se montrer homme fort, il fallait être un homme. Aujourd’hui, pleurer est thérapeutique. La force a changé de camp : elle est dans la faiblesse honteuse du pleur. Il faudra découvrir donc la sagesse des pleurs.

Au cours de la retraite de début d’année, le prédicateur insistait sur la culture de notre émotivité où se trouve le pouvoir de nous décider à entrer dans le partenariat avec le Christ – ce qui me rappelle Saint Paul qui disait : « L’amour du Christ nous saisit, quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous » (2Co 5, 14) Et pour se laisser saisir, il faut se laisser toucher, il savoir pleurer comme le Christ sur Jérusalem… sur les Jérusalem qui nous entourent.

Ceux qui ont lavé leurs robes dans le sang de l’agneau, la cohorte de tous les Saints dont l’Apocalypse nous décrit la procession dans la première lecture, ce sont justement ceux qui n’ont pas passé leur vie, vautrés dans un confort distant et indifférent, encore moins ceux qui n’ont pas passé le temps de leur pseudo-réussite à se moquer du sort des autres ; ce sont plutôt ceux qui ont su pleurer avec le Christ pour la vie et le salut du monde, dans un partenariat fécond. On sait par exemple tout ce que Saint Augustin représente pour l’histoire de l’Église, pour l’histoire de la philosophie, pour l’histoire de la théologie et de la spiritualité. Mais le monde le doit aux larmes de sa pauvre mère, Sainte Monique. Heureux, ceux qui pleurent – en d’autres termes, en marche ceux qui pleurent – ils sont dans la cohorte des élus.

Quand est-ce que j’ai coulé des larmes pour la dernière fois de ma vie ? et pour quelle raison ?

                                                                        Père Jean KINNOUME

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