Homélie du deuxième dimanche de Carême/ Année C.

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Bien aimés.es du Seigneur fils et filles de Dieu,

   Je voudrais avec vous méditer l’évènement de la transfiguration. Partant de sa visée historique, je le fais en cherchant à comprendre les éléments qui l’entourent et à les situer dans une perspective pertinente pour notre foi. Il s’agira donc de m’employer de façon indiciaire à une théologie et une philosophie de l’expérience du fait religieux de la transfiguration. De cette considération, j’aborde aussi des champs d’implication, qu’ils soient théologiques, spirituels, pastoraux ou existentiels.

     La transfiguration : motifs et caractère historique

  Les raisons que nous évoquons habituellement par rapport à la question de la transfiguration est que Jésus tenait à rendre courageux ses apôtres  face aux épreuves, à conforter leur foi et à affermir leur espérance en la résurrection. Ces motifs constituent des avantages de foi et portent toujours leur pertinence du fait qu’ils sont soumis à un projet téléologique. Se rangeant parallèlement à ces avis, une certaine mystique espagnole, la vénérable sœur Marie de Jésus d’Agreda, aurait elle-même dans son ouvrage la Cité Mystique de Dieu, avancé l’idée selon laquelle la Vierge Marie fut aussi transportée par les anges au mont Thabor pour  être prémunie contre les douleurs maternelles. Une vision extatique que l’Eglise ne semble pas avalisée.

    Le fait religieux de la transfiguration demeure pour d’aucuns comme une sorte de délire chevillé au fantasme puéril, une production narrative de l’inconscient, un récit incohérent et fabulatoire se rapprochant des processus hallucinatoires et oniriques (Freud, Jean Paul Valabrega, Marc Bonnet). A vrai dire, les expériences spirituelles et religieuses sont complexes dans leur exploration. Mais elles ne paraissent pas toujours infondées. La transfiguration du Christ est un fait historique.

    En effet, Pierre s’était toujours convaincu des vérités historiques et existentielles de la révélation chrétienne : « Nous n’avons pas eu recours aux inventions des récits mythologiques ». On pourrait aussi fait droit aux propos hermétiques de Jésus au sujet de la manifestation de la gloire de Dieu à certains de ses disciples : « En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu » Marc 9,1. Il parlait de cet évènement de la transfiguration qui introduit Pierre, Jacques et Jean dans la lumière de la gloire de Dieu et de son règne. En établissant une objection radicale à ceux qui s’insurgent contre ce fait religieux, je porte le dessein de parler de la transfiguration comme d’une expérience religieuse dont les contours restent à investir a plusieurs égards.

     Généralement, tenter d’explorer  l’expérience religieuse des sujets croyants reste tout de même délicat comme on l’a dit. Une telle perception ou appréciation dépend en réalité des différentes postures épistémologiques des sciences religieuses. Par exemple, le rendu positiviste et psychologique des faits religieux (Sylvain Lévi), semble trop réductionniste en  regard de sa perception plus expérientielle, pour dire la saisie du vécu intime, de la conscience subjective du sujet. Ce positionnement plus phénoménologique en philosophie de la religion, situe la transfiguration comme une expérience qui évoque la dimension d’altérité ou d’intersubjectivité. Ce qui  caractérise l’histoire des religions et surtout le christianisme. Ce positionnement  contraste cependant avec l’expérience religieuse bouddhiste qui chérit la non-dualité (Michel Delahoutre). Je m’abstiens d’opter systématiquement pour un modèle d’analyse philosophico-théologique. Portant minimalement l’ambition d’aborder la question du fait religieux de la transfiguration, je retrace quelques éléments : le visage du Christ, l’entretien de Jésus avec Moїse et Elie, le débordement expérientiel et extatique de Pierre et la voix du Père.

     Analyse philosophico-théologique de la transfiguration

    Par rapport à Mathieu et Marc, Luc aurait plus insisté sur le caractère lumineux du visage du Christ. Tel qu’il nous le relate, ce visage devient tout autre dans un contexte de prière et d’intimité du Fils avec son Père. Par cet éclat, les disciples ont saisi l’expression de l’action divine. A différence près, l’idéalisme platonicien peut nous aider à comprendre cette geste divine. A cause de la finitude de l’homme et de son instabilité, la perception sensible du visage du Christ ne s’identifie pas à son objet  réel (Théét. 163a sv.), l’intelligible du visage divin. Attention, c’est une image. Ici, l’humanité et la divinité du Christ cohabitent dans l’économie du salut. C’est pour faire réaliser que l’altérité du visage du Christ se voilait entre temps dans sa familiarité avec les apôtres.  Le tout Autre du Visage du Christ s’affiche maintenant comme l’instance épiphanique de la divinité du Christ. Dans cette dialectique du visible et de l’invisible, la lumière resplendissante de cette face est la lumière entre temps inaccessible de la divinité du Christ. La gloire de Dieu s’est révélée maintenant dans l’Autre, le Tout autre qu’est le Christ.

     Par ailleurs, l’entretien de Jésus  avec Moїse et Elie est au sujet de son exode, c’est à dire de sa passion, de sa mort, de sa résurrection et de sa glorification éternelle. Saint Thomas observe que par sa transfiguration, le Christ incite toute l’humanité à désirer ardemment sa gloire. Il a donc voulu que soient témoins de cette gloire, ces contemporains ou ceux qui ont existé après lui et ceux qui l’ont précédé.  La présence de Moïse et d’Elie et des apôtres est donc une indication de la présence de la foule des hommes et des femmes qui précèdent le Christ ou qui le  suivront en quête de rédemption lors de sa passion.  La passion, la mort, la résurrection et la glorification du Fils de Dieu est un évènement salutaire qui transcende la terre, il implique tout l’univers, le ciel et la terre.

     En outre si nous nous penchons sur l’attitude de Pierre, nous réalisons qu’il vit une expérience relationnelle qui le transcende et le force à l’émerveillement, à un saisissement presque irrationnel. « Le dressons trois tentes ici » vient de sa perception d’une réalité indicible qui l’affecte. L’expérience religieuse a généralement lien à la sensibilité. Pierre porte en effet un sentiment du sacré qui provient de la transfiguration de la figuration christique, précisons la personne du Christ. Ce présupposé relationnel de Pierre pourrait contrarier l’orientation husserlienne où l’intentionnalité phénoménologie est perçue comme science descriptive des strates de la conscience et où est exigée une  analyse au peigne fin de la connaissance phénoménologique. Ici se note cependant une spécificité.  La théophanie divine qu’exprime le numineux visage du Christ,  ne s’origine pas dans la subjectivité transcendantale.  Elle se donne plutôt comme une grâce de Dieu et apparait de fait comme un autre mode d’intentionnalité. Aussi dans cet émerveillement face à la révélation divine, Pierre et les autres apôtres gardent un effroi quand ils ont été couverts de la nuée. La transcendance de Dieu inspire émerveillement et crainte comme lors des théophanies divines dans la religion juive. Ce qui caractérise aussi le sacré dans d’autres traditions religieuses. Rapportons-nous aux réflexions de Rudolph Otto et d’Eliade. Toutefois, tout comme l’expérience religieuse, le sacré porte une valeur relative selon les perceptions religieuses et les situations socio-culturelles. Elle peut même s’opposer au religieux. Tel n’est pas le cas ici. L’effroi des apôtres n’est pas une crainte mortifère. Du fait surtout de l’économie incarnationnelle et de ses ressorts eschatologiques pour la vie chrétienne, elle se comprend beaucoup plus comme leur dépendance vis-à-vis de Dieu, une sujétion d’allégeance à sa providence, leur petitesse face à la gloire, à  la souveraineté, à la grandeur et à  la sainteté de Dieu. Dans le régime catholique, le sacré au regard de son ambigüité et de sa relativité (J. Ries) se corrèle toujours avec le salut ou la sainteté de Dieu mais aussi la tension du sujet croyant vers cette sainteté divine.

     La Proclamation de l’identité filiale de Jésus au début de son baptême comme à la fin de la première phase de sa mission, celle qui précède la montée à Jérusalem, donc ici à la transfiguration, est un appel que Dieu lance à l’humanité et surtout aux chrétiens. L’appel à obéir sans résistance au fils de Dieu, perçu par Luc comme un élu souffrant, cette injonction divine, se tient en effet comme un projet dont la référence christologique se situe à trois niveaux. D’abord, les apôtres sont appelés à descendre de la montagne pour suivre le Christ avec un regard qui l’accepte maintenant comme un Dieu souffrant, mourant mais triomphant. Un triomphe exprimé dans cette vision anticipatoire de Dieu en gloire.  Ensuite, l’expérience religieuse des apôtres se mesure essentiellement à l’aune de la figure du Christ, la Parole vivante à écouter. Enfin, l’expérience religieuse des trois apôtres les institue comme des témoins non seulement oculaires mais aussi auriculaires de la révélation de Dieu et de son projet d’amour éternel qui culmine dans l’avenir eschatologique. Mais il faut descendre de la montagne pour habiter et fait habiter cette gloire de Dieu.

Que pouvons-nous donc comprendre de ces expériences pour notre vie de foi, quelle en sont les implications pour notre vie chrétienne ?

      La prière du chrétien et la gloire de Dieu

     Dans le contexte lucanien, l’accès à la gloire de Dieu se réalise par la prière. Mais dans la spiritualité chrétienne, l’attitude orante, ce commerce d’amour comme le dit Sainte Thérèse d’Avila est une grâce divine. Il ne faut donc pas comprendre l’attitude orante du chrétien comme une condition sine qua non d’accès à Dieu, comme un mérite de la gloire divine. Les apôtres sur la montagne ont montré la dimension de la finitude humaine. Ils se sont en effet avec volupté jetés dans les bras de Morphée.  Et ils le feront encore pendant que le Christ agonise.  Malgré  leur stupidité, ils ont été introduits à leur réveil dans la gloire divine.  Ainsi, la perspective phénoménologique dont la dimension d’intentionnalité semble unique dans cette expérience religieuse, est la preuve que seul Dieu lui-même se donne à connaitre dans sa gloire et à contempler. Aussi, le visage illuminé du Christ s’actualise chaque fois dans les itinéraires de vie de foi et d’expérience religieuse. Les fruits de la relation d’intimité avec Dieu sont en réalité énormes. Les hommes et les femmes de prière reçoivent en effet la grâce d’illuminer leur environnement par leur visage ou simplement par leur présence entière. Ils rayonnent de la gloire de Dieu. A leur contact, on ressent naturellement une paix intense et une atmosphère d’éternité. Ce temps de carême nous est offert comme le creuset de l’activation de cette vie de prière avec le Christ. Par ailleurs, l’entretien de Jésus avec Moїse et Elie sur son exode n’est pas banal. Il nous indique aussi que dans nos difficultés, seule la prière peut nous remplir de la gloire ou de la présence de Dieu qui soulage et montre le chemin vers la libération et la joie.

      L’incarnation de la gloire divine

     L’instant de bonheur qu’a vécu Pierre nous renvoie à l’engagement de notre foi dans la vie chrétienne. C’est dans cet engagement que Dieu se donne aussi à voir. En réalité « la plénitude permanente  de bonheur ne peut être le lot de notre condition, il est prévu pour le royaume ». Bien que le dessein de Dieu soit le bonheur qu’il donne à l’humanité, du fait de la dramatique du péché  dans le genre humain, nous luttons dès ici-bas, les yeux tournés vers le ciel, contre les affres du malin, en repoussant au mieux son règne, tout en établissant le règne de Dieu et sa gloire triomphante. Notre descente de la montagne établit la gloire de Dieu et son règne. Tout ceci montre que le christianisme vit une religion de relation à Dieu, à soi et aux autres. On est renvoyé à la transcendance divine et à la relation avec nos frères et sœurs. Dans la deuxième lecture, l’apôtre Paul s’insurge contre ceux qui se tiennent comme ennemi de la croix du Christ en constituant une société de transcendance immanente, sans ouverture sur l’au-delà, où plaisirs outranciers, drogue et sexe, matérialisme capitaliste et guerre s’enchainent. La descente des apôtres de la montagne est donc la preuve qu’ils sont conscients que Dieu habite leur vie, et qu’ils sont appelés à le  faire découvrir et à le découvrir aussi dans le visage de l’autre non dans une perspective levinassienne qui semble parfois ambigüe, mais dans le témoignage de vie qui fait accéder au Tout-Autre.

   Jusque-là, nous montrons que trois facteurs constituent la trame de l’expérience religieuse chrétienne,  à savoir : la révélation gratuite de Dieu, la vie de prière dans les moments de trouble (mais aussi dans la recherche d’intimité avec Dieu), la descente de la montagne, c’est-à-dire l’engagement ou la lutte contre le mal, la souffrance et la mort, comme incarnation de la gloire de Dieu (incarnation de cette gloire même dans les actions liturgiques). A ces trois facteurs, s’ajoute un dernier qui semble primordial pour notre méditation. Celui de la médiation du Christ dans l’expérience religieuse.

     L’expérience religieuse et la médiation  christique

     Nous le voyons, la question de l’expérience religieuse dans le catholicisme aboutit à son seul référent qu’est le Christ. Quand la voix du Père résonne dans la gloire, elle indique que le projet de Dieu est de nous rendre heureux par son Fils, l’homme-Dieu, Jésus-Christ. Cette indication résume à elle seule l’orientation christologique de notre foi. Nous ne croyons pas à une idéologie mais à la personne du Christ qui révèle Dieu dans l’économie du salut. De fait, en donnant à l’Eglise le pouvoir de le révéler à toutes les nations, Il atteste de la nécessité de la médiation ecclésiale dans tous les secteurs de la vie chrétienne, et de fait dans les débats ayant trait à l’expérience religieuse.

     Je voudrais donc finir en attirant notre attention sur les recherches de perfectionnement spirituel parfois désincarné. Ces quêtes de spiritualité s’activent aujourd’hui dans nos diocèses, en occurrence chez plusieurs femmes dites mystiques. Elles  cherchent souvent à  s’identifier à un prophète, à un Saint ou à un ange etc… Ces gourous spirituels et leurs pseudo-expériences semblent surtout gagner des espaces parfois dissous dans l’anonymat à Cotonou. L’attrait qu’ils provoquent chez nos fidèles interpelle nos stratégies pastorales. L’expérience religieuse est certes avant tout personnelle et privée. Mais, on ne doit pas la comprendre dans cette seule perspective de William James qui se ferme à la médiation ecclésiale et à la communauté de foi. Dans l’Eglise catholique, l’expérience religieuse des fidèles passe par une herméneutique dont le fondement est d’abord le Christ lui-même. La révélation de Dieu est une pure grâce et elle se donne aux plus humbles, à ceux et celles qui savent écouter le Christ, la Parole de Dieu, dans le silence comme à la transfiguration. Ceux et celles qui savent aussi écouter l’Eglise, dans sa tradition et dans le témoignage oculaire et auriculaire des apôtres comme on l’a montré. Dans l’une des langues béninoises, il est chanté que l’obéissance est la vraie religion ou qu’elle est la vraie pratique religieuse. Je dirai, l’écoute accordée au Christ dans sa Parole et dans les enseignements de l’Eglise, est la vraie expérience religieuse. Au regard de certaines faussetés et sans devoir médire les fidèles qui vivent réellement des expériences religieuses que suscite la grâce du Christ, j’en appelle à la prudence et à la vigilance. Mamans et papas mystiques, écoutez la Parole de Dieu, descendez de vos montagnes, quittez vos espaces anonymes, écoutez l’Eglise et faites-vous accompagner.

                                                                                           Bonne suite de carême.

Père Damien Jésugnon BOKOSSA.

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